Avec Sandor Marai…
…La musique leur permettait non seulement de dominer le tintamarre du siècle, mais encore de chasser leurs soucis pécuniaires ou sentimentaux. Chaque déception amoureuse leur suggérait des airs d’une langoureuse mélancolie: ainsi, en franchissant le portail du jardin, les visiteurs pouvaient deviner que Maria ne tarderait pas à divorcer: ne jouait-elle pas depuis plusieurs jours la Sonate en la majeur de César Franck? Le nombre de divorces de Maria augmentant avec le temps, la population de Hietzing finit par se familiariser avec cette oeuvre de l’illustre compositeur.
Sandor Marai, Les Confessions d’un bourgeois
Avec Berlioz…
Parmi les nombreuses indignations roboratives du Maître, au sujet de
sa musique jugée en concours par un jury de peintres, d’architectes, de graveurs,
des effectifs des orchestres qui l’oblige, comme Bach en son temps, à courir après des instruments qui n’existent pas (l’ophicléide en Allemagne !), à remplacer des instrumentistes ou chanteurs insuffisants, ou à réorchestrer ses œuvres dans l’urgence,
des coupures de paresse ou de mauvais goût effectuées dans les œuvres par les chefs d’orchestre,
de ses œuvres retirées à la hâte des programmes en raison d’une préparation fautive,
des insuffisances en tous genres,
à côté de ses défenses passionnées de contemporains ou prédécesseurs géniaux et ignorés,
Gluck, Weber, Beethoven,
je vous propose quelques passages de ses Mémoires, extraits de ce torrent d’énergie et de passion du 19° siècle :
« Un maître de chant compositeur, à moins qu’il ne soit d’une détestable médiocrité, ne donnera pas dans les travers qui menacent aujourd’hui, dans les trois quarts de l’Europe musicale, de détruire l’art du chant. Il n’enseignera pas à ses élèves le mépris du rythme et de la mesure, il ne leur laissera jamais prendre l’insolente liberté de broder à tort et à travers les mélodies dont la reproduction exacte est impérieusement exigée par l’expression de la phrase, par le caractère du personnage et par le style de l’auteur ; il ne permettra pas qu’ils s’habituent à considérer l’intérêt privé de leur organe vocal comme le seul qui doive les guider lorsqu’ils chantent en public ; ses élèves, par conséquent, ne dénatureront pas les plus belles œuvres pour éviter quelques notes sourdes de leur voix, ou pour faire un étalage aussi long et aussi ridicule que possible des sons plus avantageux que la nature leur a donnés. Ce maître ne manquera pas de raisonner l’art du chant avec ses élèves, et de les bien convaincre que ce n’est point celui d’exécuter, avec plus ou moins de bonheur, des tours de force dénués de raison et d’intérêt musical, et moins encore celui de faire sortir d’un larynx humain des sons étranges par leur gravité, leur acuité, leur violence ou leur durée
…..
Un passage rendu fort quand il doit être doux, ou faible quand il doit être énergique, ou pompeux quand il doit être naïf…. fait un tort plus grave à l’œuvre ainsi interprétée à contre-sens, et prouve jusqu’à l’évidence que l’artiste qui chante de la sorte, fût-il doué d’une voix admirable et d’une vocalisation exceptionnelle, n’est qu’un idiot.
Les élèves d’un tel maître n’abuseront pas…. de la patience des chefs d’orchestre, en leur imposant de suivre les plus grotesques divagations rythmiques,… d’attendre le bras levé que le chanteur ait fini de pousser jusqu’à perte d’haleine sa note favorite ; d’être, en un mot, les complices forcés d’une insulte faire au bon sens et à l’art, et les esclaves frémissants d’une sottise armée de poumons despotiques. »
« Mais les ténors ! Les ténors ! Voilà le côté faible du théâtre de Vienne comme de presque tous les théâtres du monde en ce moment. »
Enfin, l’histoire incroyable d’une tabatière, à propos du chef Habeneck et du Requiem, et des 4 orchestres de cuivre requis par cette oeuvre:
« …Au moment de leur entrée (des 4 orchestres), au début du Tuba mirum qui s’enchaîne… avec le Dies irae, le mouvement s’élargit du double ; tous les instruments de cuivre éclatent d’abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s’interpellent et se répondent… Il est donc de la plus haute importance de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure au moment où elle intervient… Sans quoi ce terrible cataclysme musical… peut ne produire qu’une immense et effroyable cacophonie.
Par suite de ma méfiance habituelle, j’étais resté derrière Habeneck et… je surveillais le groupe des timbaliers… Il y a peut-être 1000 mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle dont je viens de parler où le mouvement s’élargit…, sur la mesure unique enfin dans laquelle l’action du chef d’orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J’avais toujours l’œil de son côté ; à l’instant, je pivote rapidement sur un talon, et m’élançant devant lui, j’étends mon bras et je marque les quatre temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu’à la fin… »