A propos de la création artistique….
Toute oeuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à la qualité artistique doit justifier son existence à chaque ligne. Et l’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit résolu pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en lumière la qualité, diverse et une, que recèle chacun de ses aspects. C’est une tentative pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie-même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et essentiel – leur qualité la plus lumineuse et la plus convaincante – la vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussi bien que le penseur ou l’homme de science, recherche la vérité et lance son appel. Séduit par l’apparence du monde, le penseur s’enfonce dans la région des idées, l’homme de science dans le domaine des faits, dont ils émergent bientôt pour s’adresser aux qualités de notre être qui nous rendent capables d’affronter la hasardeuse entreprise qui est notre vie. Ils parlent avec assurance à notre sens commun, à notre intelligence, à notre désir de paix ou d’inquiétude, fréquemment à nos préjugés, parfois à nos appréhensions, souvent à notre égoïsme, mais toujours à notre crédulité. Et l’on écoute leurs paroles avec respect, car elles ont trait à de graves questions, à la culture de notre esprit ou à l’entretien convenable de notre corps, à l’accomplissement de nos ambitions, à la perfection de nos moyens et à la glorification de nos précieux objectifs.
Il en va autrement pour l’artiste.
En présence de même spectacle énigmatique, l’artiste descend en lui-même, et, dans cette région solitaire d’effort et de lutte, il découvre s’il a assez de mérite et de chance les termes d’un message qui s’adresse à nos qualités les moins évidentes : à cette part de notre nature qui, parce que l’existence est un combat, se dérobe nécessairement derrière de plus résistantes et de plus rudes vertus comme le corps vulnérable sous une armure d’acier. Son appel est moins bruyant, plus profond, moins précis, plus émouvant, et plus tôt oublié. Et pourtant son effet persiste à jamais. La changeante sagesse des générations successives fait délaisser les idées, met les faits en question, détruit les théories. Mais l’artiste s’adresse à cette part de notre être qui ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don et non pas une acquisition, et qui est, par conséquent, plus constamment durable. Il parle à notre capacité de joie et d’admiration, il s’adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté et de la souffrance, au sentiment latent de la solidarité avec toute la création ; et la conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette fraternité dans les rêves, dans la joie, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et la crainte, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître.
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Parfois, allongés nonchalamment à l’ombre d’un arbre qui borde la route, nos observons au loin, dans un champ, l’activité d’un journalier, et, au bout d’un moment, nous nous demandons languissamment à quoi cet homme est occupé. Nous observons les mouvements de son corps, le balancement de ses bras, nous le voyons se courber, se redresser, hésiter, recommencer. Le charme d’une heure oisive peut s’accroître si on nous dit l’objet de son labeur. Si nous savons qu’il essaye de soulever une pierre, de creuser un fossé, de déraciner une souche, nous prenons un intérêt plus réel à ses efforts, nous consentons à ce que son agitation trouble la quiétude du paysage, et même, pour peu que nous soyons dans une disposition fraternelle, nous pourrons aller jusqu’à excuser son insuccès. Nous avons compris son dessein, et, après tout, cet homme a fait de son mieux : peut-être n’avait-il pas la force, peut-être n’avait-il pas le savoir nécessaire. Nous pardonnons, poursuivons notre route, et oublions.
Il en est de même pour l’ouvrier de l’art. L’art est long et la vie est courte, et le succès est très loin. Et ainsi, incertain de sa force pour un si long voyage, on se met à parler un peu du but poursuivi, du but de l’art qui, comme la vie elle-même, est exaltant, malaisé à atteindre, obscurci par la brume. Il ne découle pas de la claire logique d’une construction triomphante, il ne se trouve pas dans la révélation de l’un de ces impitoyables secrets qu’on appelle « les lois de la nature ». Il n’est pas moins grand qu’eux, il est seulement plus difficilement accessible.
Arrêter, le temps d’un souffle, les mains occupées aux travaux de la terre, obliger les hommes absorbés par la vision d’objectifs lointains à contempler autour d’eux une image de formes, de couleurs, de lumière et d’ombres ; les faire s’arrêter, l’espace d’un regard, d’un soupir, d’un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu’il n’est donné qu’à bien peu d’entre nous d’atteindre. Mais quelquefois, par ceux qui ont du mérite et de la chance, même cette tâche-là se trouve accomplie. Et lorsqu’elle est accomplie – ô merveille – toute la vérité de la vie s’y trouve : un moment de vision, un soupir, un sourire, et le retour à un éternel repos.
Joseph Conrad, extraits de la préface du Nègre du « Narcisse », 1897.